La gestion de la pêche en Afrique de l’Ouest : l’exemple des sardinelles

par Michel morin

M. Morin est Docteur en Droit et est consultant et chercheur associé au Centre de Droit Maritime et Océanique, Nantes.

Dans cet article, qui a été publié pour la première fois en français dans Annuaire Droit Maritime et Océanique, Université de Nantes, tome 40 XL (2022), l'auteur appelle à la création d'une Organisation Régionale de Gestion des Pêches (ORGP) de sardinelles entre le Sénégal, la Gambie et la Mauritanie. Cet article a été adapté et traduit en anglais pour être publié sur le site de CAPE avec la permission de l'auteur.

Temps de lecture : 22 minutes

Les sardinelles (la sardinelle ronde Sardinella aurita et la sardinelle plate S. maderensis) font partie de ce que l’on appelle les petits pélagiques, expression utilisée par opposition aux grands pélagiques (thonidés et espèces associées). Ce sont des poissons qui vivent en pleine eau et se déplacent en bancs généralement denses.

D’autres espèces de petits pélagiques sont aussi pêchées dans les eaux de l’Afrique de l’Ouest. Citons la sardine (Sardina pilchardus), l’anchois (Engraulis encrasicolus), le maquereau (Scomber colias), les chinchards (Trachurus trecae et T. trachurus), l’ethmalose appelée aussi bonga (Ethmalosa Fimbriata), etc. Dans le présent article, nous allons limiter notre propos aux sardinelles parce que ce sont les espèces principales de petits pélagiques à être pêchées dans les eaux côtières de l’Afrique de l’Ouest. On les trouve principalement dans les eaux de la Mauritanie, du Sénégal et de la Gambie, ainsi qu’un peu plus au nord dans les eaux du Sahara occidental et au sud dans les eaux de Guinée-Bissau et de Sierra-Leone.

La pêche de ces espèces est source d’emplois et de revenus pour les populations côtières, en premier lieu les pêcheurs, puis toutes les personnes, en particulier les femmes, qui sont chargées de procéder au fumage des captures et à leur commerce. En apportant les protéines indispensables aux populations de cette région, cette pêche est essentielle pour la sécurité alimentaire de l’Afrique de l’Ouest.

Nous allons restreindre notre étude aux trois pays principaux, c’est-à-dire la Mauritanie, le Sénégal et la Gambie. Une restriction de cet ordre nous apparaît possible. En effet, d’une part, les quantités pêchées vers le nord (dans les eaux côtières du Sahara occidental) ou vers le sud (Guinée-Bissau et Guinée) semblent réduites. D’autre part, pour la zone côtière située au nord de la Mauritanie, toute réflexion sur la gestion des ressources contenues dans les eaux du Sahara occidental doit nécessairement prendre en compte la situation politique de ce territoire. Or, étant donné que celle-ci n’est pas stabilisée au regard du droit international, il n’est pas possible de tenir actuellement un raisonnement qui aurait un quelconque intérêt pratique ; on ne pourrait formuler que des hypothèses.

Par ailleurs, le groupe de travail spécialisé du COPACE (Comité des pêches de l’Atlantique Centre-Est [1]) sur les petits pélagiques comprend seulement, dans son sous-groupe Nord, le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal et la Gambie, et s’arrête ainsi vers le sud à la frontière entre le Sénégal et la Guinée-Bissau. Nous partons du postulat que la décision de fixer à cette frontière la limite de la zone de compétence de ce sous-groupe de travail est cohérente avec la distribution spatiale des stocks de ces deux espèces de sardinelles. Par conséquent, au vu de ces différents éléments, le fait de prendre en compte seulement les eaux côtières de la Mauritanie, du Sénégal et de la Gambie nous apparaît justifiée pour mener une analyse juridique sur la gestion de la pêche pratiquée sur ces espèces.

La sardinelle est un aliment de base dans la région de l'Afrique de l'Ouest, fournissant également des emplois et des revenus aux pêcheurs et, surtout aux femmes transformatrices de poisson. Photo d'un transformateur de poisson à Sanyang, en Gambie, par l'Agence Mediaprod.

La destination des produits pêchés a considérablement évolué depuis environ une dizaine d’années, à la suite de l’apparition des usines de farine de poisson. Alors que la pêche artisanale était auparavant tournée vers l’alimentation de la population, une partie importante des captures est maintenant dirigée vers les usines qui produisent de la farine pour l’exportation afin de répondre aux besoins de l’activité aquacole, que ce soit en Europe, notamment pour la salmoniculture norvégienne, ou en Chine qui est un acteur récent en ce domaine et dont les besoins vont croissant. Il faut aussi tenir compte de la pêche industrielle exercée par des navires étrangers qui existe de longue date dans cette région (navires des Etats membres de l’UE ou de la Russie par exemple), à laquelle s’ajoute maintenant celle exercée par des navires de Chine ou contrôlés par des entreprises chinoises, ainsi que, récemment, par des senneurs turcs.

L’accroissement de la demande de l’industrie aquacole a entraîné une surexploitation des sardinelles. Le groupe Nord du COPACE a préconisé de réduire l’effort de pêche sur les deux espèces de 50%.  Cette recommandation souligne l’urgence de définir des règles de gestion plus strictes que celles qui ont été prises jusqu’à maintenant par les Etats côtiers concernés.

Juridiquement, la gestion des stocks de ces espèces relève de l’article 63 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM). Cet article, qui figure dans la partie V « Zone économique exclusive » (ZEE), énonce que : « Lorsqu'un même stock de poissons ou des stocks d'espèces associées se trouvent dans les zones économiques exclusives de plusieurs Etats côtiers, ces Etats s'efforcent, directement ou par l'intermédiaire des organisations sous-régionales ou régionales appropriées, de s'entendre sur les mesures nécessaires pour coordonner et assurer la conservation et le développement de ces stocks, sans préjudice des autres dispositions de la présente partie » (paragraphe 1).

La gestion de la pêche des sardinelles correspond à ce cas de figure. Pourtant, ni directement, ni par l’intermédiaire d’une organisation régionale ou sous-régionale, les trois Etats principalement concernés (Mauritanie, Sénégal et Gambie), n’ont mis en place les moyens juridiques pour « s’entendre sur les mesures nécessaires pour coordonner et assurer la conservation et le développement de ces stocks ».

On ne peut rester sans se poser des questions sur une telle absence de coordination entre ces Etats pour gérer de manière concertée les stocks de ces espèces, soit directement, soit dans le cadre d’une organisation régionale ou sous-régionale. En cette année 2022, cela fait maintenant 40 ans que la CNUDM a été adoptée. Il faut en plus rappeler qu’un compromis avait déjà été considéré comme acquis dès 1975-1976 sur les principes généraux relatifs aux futures ZEE et que de nombreux pays avaient ensuite très rapidement établi des zones de ce type. Ainsi, comme cela avait été noté peu après, l’institution de la ZEE apparaissait investie d’une valeur coutumière dans l’ordre juridique international avant même l’adoption de la CNUDM [2].

En Afrique, le mouvement a été plus lent. Des ZEE ont été créées, cependant pas par tous les Etats et souvent de manière imparfaite. En effet, l’article 75 CNUDM prévoit que les limites extérieures des ZEE et les lignes de délimitation entre Etats adjacents ou Etats qui se font face doivent être indiquées sur des cartes marines ou, à défaut, que ces limites soient décrites par des listes de coordonnées géographiques. Il y est précisé que les Etats côtiers doivent donner la publicité voulue à ces cartes ou listes de coordonnées géographiques en en déposant un exemplaire auprès du Secrétaire général de l’ONU. Très fréquemment, ce n’est pas le cas.

Pour les trois Etats qui nous intéressent ici, il n’y en a que deux qui ont établi des ZEE, la Mauritanie et le Sénégal ; pour la Gambie, nous n’avons pas trouvé d’information en ce sens. Pour la Mauritanie et le Sénégal, les limites des ZEE n’ont été ni indiquées sur des cartes marines ni n’ont fait l’objet de listes de coordonnées géographiques rendues publiques conformément à l’article 75 CNUDM [3]Ces manquements ne correspondent évidemment pas à un désintérêt de ces pays à l’égard des ZEE et des droits que celles-ci ouvrent au bénéfice des Etats côtiers mais elles traduisent cependant une certaine négligence. Notons par ailleurs que les accords de pêche conclus entre ces pays et l’UE font référence, au moins de manière implicite, aux ZEE [4].

« Seuls la Mauritanie et le Sénégal ont établi des ZEE, tandis que de telles informations pour la Gambie sont introuvables [...]. Il convient de noter que les accords de pêche conclus entre ces pays et l’UE font implicitement référence aux ZEE.” »

Il y a quelque temps, nous nous sommes posés la question du rôle que les Etats côtiers africains donnent aux ZEE dans l’établissement de leurs politiques en matière de pêche. L’impression que nous avons eue au cours de cette étude est celle d’un comportement très individualiste des Etats africains, de leurs administrations et de leurs personnels [5]. D’une certaine manière, cela explique probablement une situation où les autorités nationales de ces Etats apparaissent peu enclines à collaborer avec les Etats voisins pour établir des institutions intergouvernementales comme le sont les ORGP (Organisations régionales de gestion des pêches).

A ce propos, il est significatif que les études qui ont été réalisées jusqu’à maintenant en Afrique pour apprécier la faisabilité de l’institution d’une ORGP ne l’ont pas été à l’initiative de plusieurs Etats voisins qui se seraient concertés dans ce but mais de deux organisations intergouvernementales, d’une part, la FAO et, d’autre part, la COMHAFAT (Conférence ministérielle sur la coopération halieutique entre les Etats africains riverains de l’océan Atlantique) qui a son siège à Rabat et dont les membres regroupent l’ensemble des Etats riverains de l’Atlantique, du Maroc à la Namibie. Notons aussi que la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), dont l’objectif affiché dans son traité constitutif est de « promouvoir la coopération et l’intégration dans la perspective d’une Union économique de l’Afrique de l’Ouest » (article 3, 1°), semble avoir été étrangère à ces initiatives alors qu’elle aurait pu, et même dû selon nous, avoir un rôle moteur pour lancer de telles initiatives.

Il en est de même pour trois autres organisations intergouvernementales d’Afrique de l’Ouest qui, bien qu’ayant spécifiquement pour objet la coopération en matière de pêche, n’ont pas non plus lancé d’étude en leur sein en vue de créer une ORGP : la Commission sous-régionale des pêches (CSRP) qui regroupe les Etats allant de la Mauritanie à la Sierra-Leone, y compris le Cap-Vert, le Comité des pêches du Centre-Ouest du golfe de Guinée (CPCO) qui regroupe les Etats allant du Liberia au Nigéria et la Commission régionale des pêches du golfe de Guinée (COREP) qui regroupe les Etats allant du Cameroun à l’Angola, y compris Sao Tomé-et-Principe.

Les deux études réalisées à l’initiative de la FAO et de la COMHAFAT ne concernent pas spécifiquement les sardinelles. De manière logique, elles prennent en compte les champs d’application des organisations à partir desquelles la réflexion a été menée :

  • Pour l’étude de la FAO, il s’agit de celui du COPACE qui concerne la zone côtière allant du cap Spartel au Nord jusqu’à l’embouchure du Congo au Sud, en couvrant une zone de haute mer allant jusqu’à la longitude 36° Ouest ;

  • Pour la COMHAFAT, il s’agit de la pêche exercée dans la zone côtière des pays allant du Maroc jusqu’à la Namibie ; son champ d’application spatial, qui n’est pas défini dans la convention institutive, correspond en pratique à la pêche exercée au large de ces pays, y compris en haute mer puisque la coopération qui est prévue entre ses Etats membres couvre aussi la coopération pour l’évaluation des stocks de grands migrateurs et la coordination des actions dans ce domaine au sein des organisations internationales compétentes (article 4), c’est-à-dire concrètement la coordination au sein de la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA, ou ICCAT selon l’acronyme anglais) instituée en 1966 par la convention de Rio-de-Janeiro.

Après avoir présenté ces deux études (§ I et II), pour lesquelles rien ne laisse supposer pour le moment qu’elles seront suivies de négociations en vue d’établir une ORGP pour la côte Atlantique de l’Afrique de l’Ouest, nous évoquerons l’intérêt qu’il y aurait à être moins ambitieux par rapport aux propositions émanant de ces deux études. Selon nous, il serait utile d’envisager l’hypothèse de l’établissement d’une ORGP chargée spécifiquement de la gestion des sardinelles entre les trois Etats que nous avons identifiés ci-dessus, c’est-à-dire la Mauritanie, le Sénégal et la Gambie (§ III).

I. L’étude sur le COPACE

Cette étude visait à identifier différentes options pour un meilleur fonctionnement de ce comité.  En réalité, elle est axée sur la possible transformation du COPACE en ORGP, c’est-à-dire une organisation habilitée à adopter des mesures pour la conservation et la gestion des ressources de pêche. Cette étude ignore presque complètement les aspects juridiques et politiques que soulève ce changement, alors que ceux-ci sont essentiels. Elle met en effet l’accent, à partir d’une analyse coûts-avantages, sur les dimensions financières de cette transformation avec la nécessité du renforcement des capacités de la future organisation.

L’étude évoque ainsi la possibilité de faire financer la recherche sur la pêche, c’est-à-dire dans l’esprit des auteurs le fonctionnement du COPACE, par les consommateurs ou leurs représentants, par exemple par des pays non-membres du COPACE qui pêchent maintenant dans l’Atlantique Centre-Est (p. 54 et 55). On y évoque, dans un sous-paragraphe « Fusions et acquisitions », la possibilité d’une croissance du COPACE par l’agrégation d’organisations similaires, par exemple par la fusion avec des organisations sous-régionales de pêche, le COPACE étant présenté comme une « entreprise acquéreuse » (p. 57). On y parle de partenariat éventuel avec l’UE, la Chine, les Etats-Unis, etc., ces partenariats devant permettre d’accroître les ressources (p. 59). On pourrait multiplier les exemples de ce genre.

En fait, dans cette étude, le COPACE transformé en ORGP est considéré à l’égal d’une entreprise privée qui a besoin de financements pour démarrer. On précise ainsi que le coût de démarrage de cette organisation/entreprise serait de 1 million d’euros et qu’il pourrait être financé comme suit : l’UE et la Chine, chacun pour 475 000 euros, la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) pour 40 000 euros et la CEEAC (Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale) pour 10 000 euros (p. 70). C’est comme si ces trois organisations et la Chine étaient en position d’actionnaires afin d’assurer le démarrage de la nouvelle ORGP.

L'étude du COPACE ignore les aspects juridiques et politiques d'une transformation du COPACE en une organisation régionale de gestion des pêches et met un accent disproportionné sur les aspects financiers. Photo : Une femme préparant le poisson pour la transformation sur la plage de Sanyang, en Gambie, par l'Agence Mediaprod.

Cette étude n’a pas été réalisée par la FAO elle-même mais par des consultants. Elle est toutefois accessible à partir du site Internet de cette organisation, ce qui signifie qu’elle a donné son accord pour la publication. Or, aucun des véritables enjeux à relever pour la création d’une ORGP, qui sont avant tout politiques et juridiques et situés dans le champ du droit international public, n’y sont évoqués. Les auteurs s’en tiennent à un raisonnement économiciste qui fait abstraction du droit international, comme si les Etats ne pouvaient être présents qu’en apportant les fonds sans participer au fonctionnement d’un tel mécanisme interétatique. Il y a même été envisagé que le COPACE devienne une ONG (p. 67) ; certes, cette option a été rejetée mais le fait que les auteurs l’aient considérée comme une option possible montre le degré élevé d’irréalisme de cette étude.   

Le fait de proposer que des pays extérieurs à la région deviennent « partenaires » de sa création, tout en sachant qu’à ce moment-là, lesdits partenaires revendiqueraient très certainement de participer à la gouvernance de l’ORGP ainsi créée, revient à faire fi de l’article 56 de la CNUDM qui énonce que « Dans la ZEE, l’Etat côtier a : a) des droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources biologiques ou non biologiques, des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol (..) ». C’est comme si, à travers cette étude, il était demandé aux pays côtiers de la COPACE de partager leurs droits souverains avec d’autres Etats ou entités (Chine, UE).

Soixante ans après la période de décolonisation des pays africains, le raisonnement mené dans cette étude apparaît pour le moins étrange. Gageons que cette étude n’est pas promise à un grand avenir et n’aura pas grande utilité [6]. Cela est regrettable parce qu’il y avait une étude intéressante à faire sur la possibilité de la transformation du COPACE en ORGP, par exemple sur le modèle de ce qui s’est passé pour la Commission générale des pêches pour la Méditerranée (CGPM). En effet, celle-ci était à l’origine, comme le COPACE, une organisation régionale de pêche instituée par la FAO et chargée de promouvoir la coopération entre ses membres. La CGPM n’est devenue une ORGP, tout en restant dans le cadre institutionnel de la FAO, qu’après l’adoption, en 1997, d’un amendement qui est entré en vigueur le 29 avril 2004.

« L’étude du COPACE propose que des pays extérieurs à la région deviennent des “partenaires” dans la création d’une ORGP, en ignorant complètement la CNUDM, qui confère aux États côtiers des droits souverains aux fins de la gestion des ressources naturelles de la ZEE.” »

A notre avis, la situation méditerranéenne n’est pas reproductible à l’Afrique de l’Ouest. En effet, la Méditerranée est une mer semi-fermée et les Etats riverains ont un intérêt évident à coopérer entre eux pour la gestion des ressources qui s’y trouvent, que ce soit dans les ZEE ou en haute mer. En Atlantique, les Etats africains riverains de l’Atlantique sont face à une mer ouverte et seulement des Etats géographiquement voisins entre eux ont un véritable intérêt à coopérer pour la gestion de leurs ressources de pêche. A contrario, des Etats éloignés l’un de l’autre (par exemple le Sénégal et le Ghana, le Liberia et l’Angola, etc.) n’ont pas de stocks à gérer en commun. Cela étant, il est regrettable qu’une véritable étude exhaustive sur une transformation éventuelle du COPACE en ORGP n’ait pas montré les difficultés qu’il y aurait à faire la même chose en Atlantique.

Par ailleurs, si le COPACE était transformé en ORGP, on suppose que son champ d’application spatial serait identique à ce qu’il est actuellement, c’est-à-dire qu’il comprendrait des zones de haute mer. Or, étant donné que les grands migrateurs (thonidés et espèces associées) sont déjà gérés par la CICTA et seront donc exclus de cette future ORGP, le fait de conserver le champ d’application spatial actuel du COPACE obligerait les Etats africains à admettre au sein de cette nouvelle ORGP les Etats pêchant ou prétendant pêcher dans les zones adjacentes de haute mer bien que les pêches en haute mer d’espèces autres que les grands migrateurs représentent des quantités marginales. Ces Etats tiers à la zone pourraient ainsi, au motif de cette pêche marginale en haute mer, intervenir dans la gestion des ressources des ZEE faisant partie du champ d’application spatial de l’ORGP. En définitive, cela reviendrait, pour les Etats africains, à renoncer indirectement au plein exercice des droits souverains qui leur sont reconnus en ZEE par l’article 56 CNUDM.

II. L’étude de la COMHAFAT

Cette étude a été effectuée en application d’une déclaration adoptée à Abidjan le 28 août 2018 par la Conférence des Ministres de cette organisation qui a décidé de mettre en place un groupe de travail afin d’examiner les possibilités de hisser la COMHAFAT au statut d’ORGP. Elle a été réalisée en 2019 par des consultants (dont l’auteur du présent article) et publiée en 2020.

Cette étude a constaté que la convention instituant la COMHAFAT est, dans les termes, très éloignée d’une convention ORGP et que sa transformation vers une organisation de ce genre nécessiterait de refondre presque entièrement la convention actuelle. Au vu de cela, il a été conclu qu’il serait préférable de négocier un nouvel instrument international auquel les membres de la COMHAFAT seraient invités à devenir membre.

Cette étude comprend en annexe le projet d’une convention instituant cette future ORGP. Il a été élaboré en vue de servir de base de discussion pour les négociations de cette future convention, négociations qui pourraient se faire dans le cadre de la COMHAFAT mandatée à cet effet par la Conférence des Ministres. L’institution de cette ORGP n’impliquerait pas la fin de la COMHAFAT elle-même qui continuerait à remplir les tâches générales de coordination de politique des pêches de ses membres, conformément au mandat qui est le sien. Pour le moment, en raison de la pandémie de covid-19, à l’exception d’une réunion par visio-conférence en septembre 2020, il n’y a pas eu de suite.

L'étude du COMHAFAT examinait la possibilité d'élever ce pays au rang d'ORGP mais a découvert que cela nécessiterait une refonte complète de la convention actuelle. L'étude conclut qu'il serait préférable de négocier un nouvel instrument international et propose un projet de convention en annexe. Photo : Un charpentier fixant une pirogue à Sanyang, en Gambie, par Agence Mediaprod.

Cette étude est partie de l’analyse des besoins qui existent en matière de gestion des pêches en Afrique de l’Ouest. Il a d’abord été constaté, comme cela a déjà été évoqué, que les espèces thonières et associées sont gérées dans le cadre de la CICTA ; par conséquent, l’ORGP à créer devra exclure de son mandat ces espèces. Quant aux espèces de petits pélagiques et aux espèces démersales, elles ne sont présentes en haute mer que de manière très marginale. Par conséquent, le champ d’application spatial de cette ORGP peut être restreint aux zones côtières sous souveraineté ou juridiction. Il n’y a aucune raison d’y inclure la haute mer.

Cela présente l’avantage, pour les Etats côtiers africains, de réserver à eux-mêmes la possibilité de devenir membre de cette ORGP. Ils seraient ainsi en mesure de prendre des décisions de gestion basées avant tout sur leurs propres intérêts et non pas sur ceux d’Etats tiers dont les navires viennent actuellement pêcher dans leurs eaux, soit dans le cadre d’accords bilatéraux (UE par exemple), soit directement avec des compagnies privées de ces Etats tiers (Chine notamment). Cela n’exclut pas, bien entendu, la possibilité pour les Etats côtiers africains de continuer à avoir des relations bilatérales ou multilatérales avec tel ou tel pays tiers ou entité (UE), mais les décisions au sein de l’ORGP seraient prises uniquement par eux, premiers intéressés à la gestion des ressources qui se trouvent dans leurs eaux et détenteurs de droits souverains en application de la CNUDM.

Le projet de convention a été élaboré à partir de cette restriction spatiale. La difficulté était de définir un mode de prise de décision tenant compte du fait que l’espace sur lequel elle s’appliquerait, c’est-à-dire du nord du Maroc au sud de la Namibie si l’on se réfère à la zone de compétence de la COMHAFAT, ne correspond pas à une zone où les ressources halieutiques font partie de stocks se trouvant dans les ZEE de tous les Etats côtiers ou même de stocks liés de manière écosystémique entre eux. Ainsi, en quoi le Maroc peut-il être intéressé par la pêche sur la côte de l’Angola et réciproquement ?... 

La solution a été de proposer que la Commission, organe de gouvernance de cette ORGP, puisse créer des comités sous-régionaux qui seraient habilités à lui formuler des recommandations pour la conservation et la gestion des ressources du ressort de ces sous-comités. La Commission entérinerait ensuite ces recommandations qui deviendraient ainsi des mesures de conservation et de gestion de cette ORGP. Pour prendre l’exemple concret des sardinelles, un comité sous-régional compétent pour les eaux de Mauritanie, Sénégal et Gambie, pourrait proposer des mesures de conservation et gestion pour ces espèces, mesures qui seraient ensuite adoptées formellement par la Commission de cette ORGP.

« Il n’est pas normal que, soixante ans après la période de décolonisation, la participation d’États tiers pratiquant la pêche lointaine à la gestion des ressources halieutiques ouest-africaines soit considérée comme une nécessité”. »

D’autre part, il n’a pas été prévu, dans ce projet, que cette ORGP soit automatiquement compétente pour un ensemble très large d’espèces, par exemple l’ensemble des espèces de petits pélagiques. Le projet prévoit que c’est la Commission qui détermine les espèces pour lesquelles elle adoptera ensuite des mesures de conservation et de gestion ainsi que les Etats pour lesquels ces mesures s’appliqueraient. Ainsi, une espèce déterminée ne sera gérée par cette ORGP que si un accord se fait au sein de la Commission pour qu’il en soit ainsi, et les mesures adoptées pour sa gestion ne s’appliqueront qu’aux eaux côtières des Etats pour lesquels cela a été expressément prévu.

Cette architecture souple permet de montrer aux Etats membres de la COMHAFAT qu’il est possible, le long des côtes africaines, de créer une ORGP destinée à gérer les stocks d’espèces se trouvant dans les ZEE de plusieurs Etats côtiers. Elle montre aussi de manière implicite que, si tous les Etats de la COMHAFAT ne sont pas prêts à s’engager dans la direction d’une telle négociation, il est en revanche possible pour un groupe d’Etats voisins d’une même zone de créer une organisation permettant la gestion des espèces qui se trouvent dans leurs eaux côtières. Ainsi, si une gestion de ce genre est possible dans le cadre d’une ORGP ayant un champ d’application spatial très étendu, cela est forcément plus simple de définir la structure adéquate si les Etats concernés se concertent directement entre eux.

III. L’hypothèse d’une ORGP dédiée aux sardinelles en Afrique de l’Ouest

Une telle hypothèse a du sens. Comme on l’a vu plus haut en introduction, il y a trois Etats (Mauritanie, Sénégal et Gambie) pour lesquels la pêche des deux espèces de sardinelle a une importance majeure. A notre avis, ces trois Etats devraient se concerter directement afin d’établir une ORGP spécifiquement dédiée à la conservation et gestion des stocks de ces deux espèces. Le temps nécessaire pour arriver à un accord de gestion devrait être relativement réduit, en tout cas certainement plus court que celui qu’il faudrait pour négocier l’établissement d’une ORGP regroupant tous les Etats de la COMHAFAT et dans laquelle serait ensuite établi un comité sous-régional regroupant ces trois pays.

Le secrétariat exécutif de cette ORGP à trois membres, dont la fonction serait de préparer les travaux de la Commission et d’assurer son secrétariat administratif, aurait certainement une structure légère. Ce secrétariat serait notamment en relation constante avec le COPACE qui, quels que soient les projets qui pourraient faire évoluer sa fonction, sera toujours l’institution qui aura la capacité de fournir les informations scientifiques nécessaires à la gestion des stocks de sardinelles.

Le fonctionnement de cette structure, Commission et secrétariat exécutif, ne devrait pas entraîner de dépenses élevées au regard de l’intérêt que cela représenterait en contrepartie. Cela serait certainement très réduit par rapport à de grandes ORGP comme la CICTA ou la CGPM. D’autre part, les dépenses liées aux réunions seraient peu importantes puisque les distances seraient peu élevées. Dans ces conditions, il est permis de se demander pour quelles raisons une telle ORGP n’a pas encore été instituée.

On peut avancer à cet égard diverses hypothèses :

i) Le poids des habitudes : puisque le COPACE existe, pourquoi créer une autre organisation, d’autant plus que la transformation du COPACE en ORGP est évoquée régulièrement ?

En fait, on peut se demander si cette hypothèse de transformation du COPACE en ORGP, qui continue à être évoquée régulièrement malgré la vacuité de l’étude décrite plus haut, ne constitue pas indirectement un frein à agir pour les Etats qui seraient éventuellement prêts à s’engager par eux-mêmes dans l’institution d’une ORGP. Quant à la proposition présentée dans le cadre de la COMHAFAT, même si cette organisation montre une certaine volonté pour aller de l’avant, on peut aussi se demander si on n’arrive pas finalement à un attentisme du même genre.

A ce propos, il serait certainement utile que la COMHAFAT fasse rapidement connaître ses intentions sur la suite qu’elle entend donner aux conclusions de l’étude réalisée à son initiative. Ainsi, dans le cas où des négociations pour l’établissement d’une ORGP ne seraient pas rapidement ouvertes dans le cadre large de la COMHAFAT, ceux de ses membres qui sont disposés à aller de l’avant pourraient le faire entre eux sans donner l’impression de se mettre en concurrence avec cette organisation.  

ii) Il y a probablement le fait que les trois Etats en question (Mauritanie, Sénégal et Gambie) ont des intérêts qui divergent, notamment depuis l’accroissement important du nombre d’usines de production de farine de poisson.

La question est alors de faire émerger un intérêt commun entre ces trois pays pour une saine exploitation des stocks de ces espèces au bénéfice des populations africaines.

iii) Il y a certainement aussi le phénomène de la corruption et du manque de transparence dans la délivrance des autorisations de pêche. Ces phénomènes freinent l’évolution du secteur de la pêche.

L’opacité trop fréquente dans la procédure et les attributions d’autorisations de pêche par les administrations nationales permet de cacher des pratiques frauduleuses qui sont cependant bien documentées, par exemple par INTERPOL. Les personnes qui sont à des postes stratégiques pour la délivrance des autorisations, que ce soit dans les administrations nationales ou seulement en tant qu’intermédiaires obligés, n’ont pas intérêt à mettre fin à ce manque de transparence parce que cette situation leur permet de s’enrichir impunément.

*

Au vu de ces diverses hypothèses, l’existence d’une ORGP serait bénéfique, à condition bien entendu de lui donner les moyens techniques pour fonctionner. En effet, afin de remplir correctement sa fonction, le secrétariat de cette ORGP devra nécessairement avoir connaissance d’informations sur les bénéficiaires des autorisations de pêche, au moins sur les types de navire qui pêchent sur ces stocks et sur la destination des captures. La diffusion d’informations fiables entraînerait certainement une meilleure transparence par rapport à la situation actuelle et, dans ces conditions, les trois Etats concernés seraient probablement plus enclins à se faire mutuellement des concessions afin de réussir à s’accorder sur les mesures de gestion à prendre.

C’est seulement dans le respect d’une telle exigence que ces Etats côtiers pourront gérer leurs ressources de pêche dans l’intérêt collectif et celui de leurs populations. Il en va de la sécurité alimentaire de cette région d’Afrique, ce qui représente un intérêt supérieur à celui de l’approvisionnement de l’industrie aquacole d’autres continents.

En outre, l’établissement d’une telle organisation pourrait avoir un effet d’entraînement. En montrant l’intérêt qu’elle représenterait pour la gestion d’une espèce dans une zone donnée, la compétence de cette organisation pourrait être étendue à d’autres espèces. Elle constituerait aussi un exemple pour d’autres Etats côtiers africains pour qu’ils agissent de la même manière.

Conclusion

Comme nous l’avons évoqué plus haut, il n’est pas normal que, soixante ans après la période de décolonisation, la participation d’Etats tiers de pêche lointaine à la gestion des ressources de pêche de l’Afrique de l’Ouest soit perçue comme une nécessité. C’est aux Etats côtiers de gérer leurs propres ressources dans leur ZEE, conformément à l’article 63 de la CNUDM. Cela ne les empêcherait évidemment pas de travailler avec des Etats tiers qui pourraient financer par exemple des programmes de recherche dans le cadre de l’aide au développement. Cela dit, leurs droits souverains, tels que reconnus par la CNUDM, ne peuvent être remis en cause sous ce prétexte. C’est pourquoi cette solution d’une ORGP très restreinte, qui pourrait être établie rapidement, constitue à notre avis une solution à envisager et pouvant avoir valeur d’exemple.

Une solution de ce genre a certainement plus d’avenir que celle de s’en remettre à la solution de la transformation du COPACE en ORGP comme la Commission européenne l’a encore récemment préconisé [7]. En réalité, en tenant compte de la lourdeur de cette entreprise de transformation qui demandera des années au vu de l’étude peu concluante réalisée jusqu’à maintenant sur le sujet, c’est comme si la Commission européenne était satisfaite du statu quo et voulait dissuader les Etats africains de devenir les acteurs à part entière de la gestion des ressources de pêche situées dans leurs eaux. Soixante ans après la décolonisation et quarante ans après l’adoption de la CNUDM, une telle position de l’UE apparaît anachronique.


NOTES:

[1] Le COPACE est une organisation régionale de pêche (ORP) instituée dans le cadre de la FAO et ayant pour objet principal de faire des évaluations scientifiques de la situation des stocks de pêche dans la zone de sa compétence et, de là, de promouvoir la coopération entre les Etats. Les ORP ne sont pas compétentes en matière de gestion de la pêche, à la différence des ORGP (Organisation régionale de gestion des pêches).

[2] Laurent Lucchini et Michel Vœlckel Droit de la mer Tome I ­­­- La mer et son droit, § 231, 1990.

[3] Pour la Mauritanie, la ZEE a été établie par l’article 3 de l’ordonnance 88-120 du 31 août 1988. Pour le Sénégal, la notion de ZEE apparaît à l’article 2 du code de la pêche maritime qui a été l’objet de la loi 2015-18 du 13 juillet 2015. Ces textes ne comportent pas de cartes ou de listes de coordonnées. Notons toutefois que, pour ces deux pays, un traité de délimitation a été signé avec le Cap-Vert, le 19 septembre 2003 pour la Mauritanie et le 17 février 1993 pour le Sénégal, et que ces deux traités contiennent des listes de coordonnées.

[4] Cf. accord avec la Mauritanie qui fait référence, au deuxième considérant de son préambule, à la ZEE s’étendant jusqu’à 200 MM de ses côtes (accord publié au JOUE L 343 du 8 décembre 2006, p. 4). C’est moins clair pour le Sénégal ou la Gambie ; pour le Sénégal, on y indique que les eaux sénégalaises sont les eaux sous souveraineté ou juridiction de ce pays (accord publié au JO UE L 304 du 23 octobre 2014) et, pour la Gambie, que la « zone de pêche gambienne » correspond aux eaux sous sa souveraineté ou juridiction (accord publié  au JO UE L 208 du 8 août 2019, p. 3) ; cela étant, il est clair que ces formulations concernent, dans lesdits accords, les ZEE de ces pays, ou la ZEE restreinte à la zone de pêche (Gambie).

[5] Nous pensons ici tout particulièrement au phénomène de la corruption qui a été par exemple bien identifié et décrit par INTERPOL.

[6] Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas la lire. Bien au contraire, elle constitue un excellent exemple d’une étude théorique argumentée, toutefois totalement irréaliste au regard du fonctionnement du droit international. On ne peut qu’être perplexe sur la manière dont les termes de référence pour cette étude ont été conçus par la FAO et sur le choix des consultants qui, manifestement, ne connaissaient pas le domaine de la pêche et la nature des enjeux à prendre en considération.

[7] Béatrice Gorez et Mohamed Ali Jebali « Le nouvel accord UE -Mauritanie : vers une gestion durable des petits pélagiques en Afrique de l’Ouest », CAPE, 18 janvier 2022 ; voir, au § 5 qui est intitulé « Une organisation régionale de gestion est incontournable », la note 21 qui donne accès à une lettre de la Commission européenne au Long-distance Advisory Committee, conseil consultatif constitué conformément à l’article 43 du règlement 1380/2013 (règlement de base de la politique commune de la pêche). Dans ce courrier, daté du 18 juin 2021, la Commission indique que « it would beneficial to establish a non-tuna RFMO covering the waters off West Africa and this is in fact our stated objective for CECAF under the Ocean Governance Communication » (CECAF est l’acronyme anglais du COPACE).